Article: Les promesses brisées du Web

Je tenais à vous partager un article du journaliste Julien Brault, Les Affaires, dans lequel je suis cité à quelques reprises. Cet article dresse assez fidèlement le portrait de la transformation et la pression du marché des médias traditionnels vers le numérique.

Les promesses brisées du Web

par Julien Brault, Les Affaires

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Cela fait deux décennies que le destin des journaux imprimés est scellé. Le Web, toutefois, a longtemps été perçu comme une porte de sortie évidente dans un contexte où l’audience en ligne des journaux explosait. Depuis quelques années, toutefois, il est devenu clair qu’avoir une audience massive en ligne ne suffit pas. Pour expliquer la situation, on pointe du doigt l’effondrement des tarifs publicitaires sur le Web et la popularité grandissante des extensions cachant les publicités comme AdBlock.

« En ce moment, mes clients exigent qu’une grande partie de leurs investissements web soient transférés en publicités de performance et ça a un impact sur tous les grands médias reconnus, dont les revenus sont en chute libre », relate Yannick Manuri, pdg d’Espresso Média, une boîte montréalaise spécialisée en stratégies numériques et en achats médias sur le web.

Yannick Manuri n’est ni journaliste ni éditeur, mais il est aux premières loges de la transformation du marché des médias qui, encore aujourd’hui, tirent la majeure partie de leurs revenus de la publicité. Dans ce marché, les prix sont en chute libre, essentiellement parce que l’inventaire global de publicité croît beaucoup plus vite que la demande des annonceurs.

C’est dans ce contexte que des géants comme Google et Facebook misent sur la publicité dite de performance, qui leur permet de convaincre les annonceurs d’investir toujours davantage en publicité numérique. Depuis plusieurs années déjà, ces derniers permettent aux annonceurs de payer pour chaque visiteur généré par leur campagne (coût par clic ou CPC), plutôt que pour le nombre de fois que leur publicité a été affichée (coût par mille impressions ou CPM).

Grâce à cette tarification, il est devenu possible pour un annonceur de mener des campagnes publicitaires qui rapportent plus en ventes qu’elles ne coûtent. On qualifie de publicité de performance celles qui permettent d’atteindre, mais surtout, de mesurer ce genre de résultats. Or, les revenus publicitaires des médias traditionnels dépendent en grande partie des bannières sur le Web et des publicités imprimées, dont l’impact sur les ventes est beaucoup plus difficile à mesurer.

Le problème de la publicité

«La publicité de notoriété et celle de performance, ça répond à deux stratégies différentes, lance Yannick Manuri, qui dit tenter de convaincre ses clients d’investir dans les deux. En bâtissant sa notoriété, une marque va susciter la confiance et les gens vont même avoir tendance à cliquer davantage sur leurs publicités [de performance] dans le futur. »

Du reste, les bannières publicitaires, longtemps assimilées à la publicité de notoriété et vendues plus cher, basculent de plus en plus dans la catégorie de la publicité de performance. Leur prix a connu une baisse draconienne en raison de la montée en force des réseaux publicitaires d’enchères en temps réel, qui permettent aux propriétaires de sites Web d’écouler au rabais leur inventaire de publicité invendue. Ces réseaux se sont multipliés à un point tel au courant des dernières années que rares sont les acteurs du web qui n’y sont pas reliés. Google et Facebook exploitent de tels réseaux, mais aussi, de nombreux propriétaires de médias comme Radio-Canada et Rogers, avec le Canadian Premium Audience Exchange, et TC Media [mon employeur], avec Redux Media.

Il est donc possible d’afficher des bannières publicitaires sur les sites web des principaux médias québécois à une fraction du coût. «Le prix du CPM a chuté de 1000% depuis deux ou trois ans, de sorte que les gens peuvent payer 10$ par mille impressions sur nos sites Web et qu’ils peuvent payer entre 1$ et 1,50 $ du mille en passant par les enchères en temps réel», commente Bernard Descôteaux, directeur du quotidienLe Devoir.

Imprimerie Mirabel met fin à ses activités d’impression commerciale, ce qui va se traduire par la mise à pied de 35 travailleurs, en ce vendredi 21 août 2015. PHOTO COURTOISIE

Le Devoir: le pari des abonnements

Cette chute des tarifs publicitaires numériques, beaucoup plus rapide que la croissance du trafic des médias sur le Web, est une épée de Damoclès pour plusieurs éditeurs. Le Devoir, malgré qu’il dépende moins de la publicité que les autres (40% de ses revenus), n’est pas sans en ressentir l’impact. Depuis 2013, année ou Le Devoir a déclaré une perte de 1,3 millions$, le quotidien centenaire voit ses revenus diminuer de trimestre en trimestre.

Néanmoins, le quotidien est parvenu durant la même période à réduire ses pertes, en coupant dans ses dépenses et en misant sur les revenus de tirage et les dons. Au 2e trimestre 2015, Le Devoir a ainsi essuyé une perte de 43 000$, contre une 148 000 $ lors du 2e trimestre 2014. «Il va toujours y avoir un mix publicité/abonnement, mais la part des lecteurs va devenir de plus en plus grande», estime Bernard Descôteaux, directeur du Devoir, avant de noter que le tiers des revenus de tirage du quotidien provient désormais des abonnements numériques.

Pour faire le plein de ces abonnés, celui-ci a instauré en avril un mur payant poreux (metered paywall) rejoignant ainsi des quotidiens comme le New York Times et le Globe and Mail. Avant, le journal se contentait de réserver certains de ses articles à ses abonnés sur le web avec un mur partiel. Depuis avril, les internautes peuvent lire n’importe quel de ses articles, mais ils ne peuvent pas en consulter plus de 10 par mois.

L’approche l’avantage de rejoindre de nouveaux lecteurs, puisqu’il facilite les partages sur les médias sociaux, mais peut avoir un impact négatif sur le nombre total de pages vues. Au final, le trafic du Devoirest sensiblement le même aujourd’hui qu’en mars, mais le quotidien rejoint désormais une audience plus diversifiée. Seul le temps dira si le pari du Devoir sur les abonnements numériques paiera. Après tout, il aura fallu plus de quatre ans au New York Times pour franchir la barre du million d’abonnés numériques, qui devrait générer des revenus de 200 millions pour le quotidien en 2015.

Le Journal de Montréal : le pari du trafic et du papier

Comme Le Devoir, le Journal de Montréal offre aussi des abonnements numériques, mais les revenus qu’ils génèrent sont anecdotiques. « Le revenu d’abonnement, j’y crois dans une mesure très très relative», lance Mathieu Turbide, directeur des contenus numériques pour le quotidien.

Dans les faits, le tabloïd montréalais met entre 14 et 20% des articles parus dans la version papier derrière un mur payant afin de garder ses abonnés papiers et d’en savoir plus sur son audience en ligne : «On ne voulait pas envoyer le message à nos abonnés papier que tout le monde a accès au même contenu gratuitement», explique Mathieu Turbide.

Le Journal de Montréal vise à compenser la baisse des tarifs publicitaires sur le Web en augmentant son trafic, qui aurait bondi de 15% depuis un an, et en misant sur le marketing de contenu. Cette croissance vient en grande partie d’une audience mobile que le Journal de Montréal attire avec du contenu adapté aux téléphones intelligents et des médias sociaux, auxquels il destine des contenus viraux.

Mathieu Turbide estime ainsi que BuzzFeed est davantage un concurrent du Journal que ne l’est La Presse. Or, BuzzFeed n’affiche aucune bannière publicitaire, ses revenus de 100 millions$ en 2014 étant entièrement attribuables au marketing de contenu, soit à la publication d’articles viraux rédigés pour le compte de ses annonceurs.

La Presse+ : Le pari de la publicité à valeur ajoutée

La Presse, qui cessera de publier son édition papier en semaine à partir de janvier, est dans une catégorie à part. Si La Presse n’est pas le premier quotidien à abandonner son édition de semaine pour miser sur le numérique (le Christian Science Monitor l’a fait en 2009), son pari n’en est pas moins unique.

La Presse+, pourtant, constitue une réponse au même phénomène de diminution des tarifs publicitaires sur le Web auxquels répondent les murs payants poreux et le marketing de contenu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Toronto Star a marché dans les traces de La Presse avec son application tablette… mais le quotidien torontois ne compte pas abandonner son édition papier.

Dans les faits, La Presse+ tente de recréer l’expérience de lecture d’un quotidien papier sur une tablette. Ce faisant, La Presse devrait parvenir à faire l’économie des frais d’impression et de distribution, tout en offrant à ses annonceurs des statistiques plus précises sur l’efficacité de leur pub. « Les gens passent à peu près 2-3 minutes sur un site de nouvelles comme celui de La Presse, alors que le temps de consultation moyen de La Presse+ s’élève à 32 minutes, explique Éric Trottier, vice-président à l’information et éditeur adjoint de La Presse. Tout notre modèle d’affaires est basé là dessus, car c’est ce temps d’attention démontré qui nous rend attrayants auprès des annonceurs.»

Avec 460 000 utilisateurs hebdomadaires, il n’y a pas de doute que La Presse+ est un succès populaire. Toutefois, ses tarifs élevés placent son offre publicitaire fermement dans la catégorie de la publicité de notoriété. À environ 50 $ du CPM, les tarifs de La Presse+ sont concurrentiels par rapport à ceux d’un quotidien papier, mais environ cinq fois plus dispendieux que ceux d’un site de nouvelles. Et c’est sans parler des réseaux d’enchères en temps réel, qui permettent d’obtenir des tarifs beaucoup plus bas.

Jugée dispendieuse par les experts en stratégie numérique consultés pour cet article, l’offre publicitaire deLa Presse+ semble avoir été conçue pour faire concurrence à la publicité papier. D’ailleurs, ce serait surtout les acheteurs médias spécialisés dans les médias papiers qui achèteraient de la publicité sur la plateforme. Malgré tout, La Presse+ générerait 70 % des revenus totaux de La Presse, selon Éric Trottier.

La rentabilité de l’aventure, toutefois, demeure une grande inconnue. Tout ce que nous révèlent les états financiers de Power Corporation, à qui appartient La Presse, c’est la rentabilité d’un poste baptisé «autres filiales», dont les pertes opérationnelles au courant du 2e trimestre 2015 s’élevaient à 21 millions$. Outre La Presse, ces autres filiales comprennent des participations dans diverses entreprises, dont le site d’emplois Workopolis, la boulangerie française Les Délices des 7 Vallées et le producteur d’énergie solaire ontarien Potentia Solar.

Seul l’avenir dira combien des 633 employés permanents de La Presse, qui resteront après la coupe de 158 postes annoncée en septembre, pourront être supportés par le modèle publicitaire de La Presse+. Or, même si les ventes de tablettes sont en déclin, Éric Trottier soutient que la croissance de La Presse+ ne fait que commencer. «On en est qu’au balbutiement. C’est clair que dans cinq ans, les tablettes vont remplacer les ordinateurs portables», fait valoir le cadre de La Presse.